Saint-Denis du Sig
Comme il était beau, mon village, et comme je l’aimais !
Je ne l’habitais plus, depuis longtemps, mais il restait mon village et j’y revenais sans cesse. J’avais plaisir à retrouver des amis qui m’étaient chers et, plus encore, à courir après des souvenirs qui ciselaient ma mémoire. Et je retrouve, encore maintenant, l’odeur qui montait des orangeraies, … la fraîcheur qu’on trouvait sous les oliviers aux reflets d’argent par des journées de canicules, … tous ces chemins, flamboyant au soleil, qui se coupaient à l’équerre, … la "vanica" qui servait de plage aux petits garnements, dont j’étais, en dépit de toutes les interdictions, à une époque, il est vrai, où les habitants du village nègre tout proche n’assassinaient pas les enfants avec l’assentiment des belles consciences laïques et religieuses de France, … le "sourco" où j’ai couru derrière mon premier ballon et le terrain, qui jouxtait le cimetière, où, avec quelques amis d’un réel talent, les Ghouti, Chaput, Alfocea, nous faisions triompher les couleurs vert et noir du Sporting-Club Sigois. Hélas ! de ces souvenirs merveilleux s’exhalent des ombres et de ces initiales gravées dans mon coeur, S. C. S., s’échappent les noms de ceux qui, à une époque, firent leur gloire et qui, depuis longtemps, ne sont plus : Vincent Rios, Joaquin Diaz, Albert Lopez (Tchavet), François Nadal, René Pic. Mais des ombres, j’en vois partout dans toutes les rues, dans toutes les maisons, et surtout flottant sur tous ces champs, à la fois si riches et si pernicieux. C’est en votre compagnie, mes chers ombres, que je vais aujourd’hui essayer de refaire l’Histoire de Notre Village.
* * *
Peu importe ici de savoir quel était l’objectif de cette colonne et qui l’avait conçue. On était en juin 1835 et Desmichel venait d’être remplacé par Trézel. Un fait est certain : À quelques kilomètres de l’endroit où devait s’ériger Saint-Denis-du-Sig, une longue colonne fut taillée en pièce par les troupes d’Abd el-Kader, cet Abd el-Kader à peine âgé de 28 ans que justement le général Desmichel venait d’élever à la dignité d’Émir dans un traité d’amitié. Cette colonne se composait d’une brigade d’infanterie, suivie d’un important convoi d’artillerie, de vivres et du trésor. La cavalerie patrouillait dans la forêt de Muley Ismaël. L’avant-garde et le gros de l’armée avait déjà franchi un passage resserré entre les collines boisées et le marais quand une multitude d’arabes dissimulés dans les broussailles attaquèrent. L’infanterie se débanda. Les conducteurs du long convoi s’affolèrent et lancèrent les voitures dans le marais sans se douter qu’une épaisse couche de vase se cachait sous l’eau peu profonde. Pris à revers par la cavalerie du colonel Oudinot, les assaillants s’enfuirent et les débris de la colonne arrivèrent à Arzew. C’est ce qu’on a appelés le désastre de la Macta, et cela fit quelque bruit à l’époque. Mais la leçon ne fut pas perdue : les marais défendaient Arzew et la zone Est d’Oran la M’léta ne pouvait être envahie qu’en longeant les collines du côté du Sud. Il fallait protéger l’étroite bande de terre entre le Touakès et le marais, à l’endroit où la Mekerra, devenue Oued Sig depuis son entrée dans la plaine, était guéable à l’endroit ou s’élevait, au moment de l’invasion arabe, un oppidum romain dont on ne retrouvera que les ruines d’un temple et la muraille d’un barrage avec quelques poteries.
Saint-Denis du Sig venait d’être conçu. La gestation sera assez longue. En fait, pendant quelque année, il n’y eut, à l’emplacement du futur village, qu’un vaste camp retranché absolument carré, protégé à l’Ouest par l’Oued Sig et, sur les trois autres côtés, par des remparts en pisé. Sur des documents de l’époque, il n’est désigné que sous le nom de "Camp du Sig". Mais déjà le Génie règle l’ordonnance du centre, trace à l’équerre ses rues et ses boulevards, jette par-dessus l’oued très profond un magnifique pont d’une seule arche long d’une soixantaine de mètres, élève des bâtiments que nous avons encore connus (par exemple les maisons Turot, face à la Gendarmerie), relève l’épaisse muraille datant des Romains qui barre l’oued, en amont, et offre à la région un plan d’eau qui permettra l’irrigation. Mais la plaine n’est, pour le moment et dans presque toute son étendue, qu’un vaste marais qu’il faut assécher et drainer pour réduire la salinité. Au début, une centaine d’hectares seulement purent être allotis en petites parcelles concédées à charge d’y complanter des arbres fruitiers ou d’y cultiver des légumes. C’est alors qu’arrivent les premières familles espagnoles, presque toutes des "huertas" de Valence, d’Elche ou de Murcie, travailleurs courageux et probes, connaissant la culture maraîchère, qui vont engraisser de leur sueur et de leurs cendres cette terre sigoise. Les concessions n’étaient octroyées qu’aux Français et ces Français, qui étaient au "Camp du Sig", avaient déjà un métier rémunérateur : quand ils n’étaient pas fournisseurs de l’armée, ils étaient charrons, maréchaux-ferrants, boulangers ou cabaretiers. Ils acceptent les concessions et trouvent chez les Espagnols une main-d’œuvre facile. C’est un cas unique dans la colonisation de l’Algérie.
Enfin, dix ans après le désastre de la Macta, le centre va avoir une existence légale. Voici, tout à la fois, son acte de naissance et son acte de baptême :
AVIS OFFICIELS. - Le Président du Conseil, ministre secrétaire d’État de la Guerre,
Vu l’arrêté du 18 avril 1841, sur la formation des centres de population ; Vu la délibération du conseil d’administration de l’Algérie, en date du 26 février 1845,
Arrête
Article premier. - Un centre de population européenne de cent familles sera créé dans la province d’Oran, sur le parcours de la route d’Oran à Mascara, dans la vallée du Sig, non loin du pont et du barrage construits récemment sur cette rivière.
Art. 2. - Ce centre, qui prendra le nom de Saint-Denis du Sig, sera établi conformément au plan de distribution dressé par M. le Chef du Génie à Oran, et annexé à la délibération de la commission administrative de cette ville.
Art. 3. - Un arrêté ultérieur en fixera la circonscription territoriale.
Art. 4. - M. le Gouverneur général et M. le Lieutenant-Général, commandant supérieur de la province d’Oran, sont et demeurent chargés de l’exécution du présent arrêté.
Paris, le 20 juin 1845.
Signé : Maréchal Duc de Dalmatie.
Pour ampliation
Le Conseiller d’État, Secrétaire général, Baron Martineau.
Le Gouverneur général de l’Algérie.
Signé : Maréchal Duc d’lsly.
Pour copie conforme :
Le Secrétaire général du Gouvernement, Signé : A. Sol.
Saint-Denis du Sig a donc une existence légale, mais ce n’est pas encore une commune de plein exercice. L’Administration est militaire. On travaille dur et les résultats dépassent toute espérance. Peu après la reddition d’Abd el-Kader, le duc d’Aumale viendra faire une visite officielle à ce centre au nom royal, qui enlève tout souci à l’Administration quant à l’approvisionnement d’Oran. Le nombre d’hectares asséchés augmente et cinq moulins actionnés par la force hydraulique attestent la prospérité du Sig. Vers 1852, quelques colons font des essais de culture du coton. Ce fut d’abord une belle réussite. La Maison MASQUELIER du Havre s’intéresse à la région du Sig. Elle acheta un des moulins hydrauliques qu’elle transforma en usine à égrener le coton, fit venir des machines d’Amérique et installa au village des agents qualifiés. Puis des filateurs du Nord et d’Alsace en firent autant. Il semblait que la culture du coton allait faire la richesse du pays. Hélas l’Amérique et l’Égypte se mirent à livrer sur le marché du Havre du coton au-dessous du prix de revient du coton sigois. C’était la ruine. Des familles venues de Saintonge et de Franche-Comté louèrent à long terme ou vendirent à crédit leurs propriétés à leurs commis espagnols dont elles n’avalent qu’à se louer et regagnèrent leurs provinces d’origine. On fit alors de nouveaux essais. D’abord la vigne. Mais il fallut se rendre à l’évidence le vin produit, sans couleur ni degré alcoolique, ne se vendait pas. Ce n’était pas une terre à vigne. Plus jamais personne au Sig ne se hasarda de transformer la moindre parcelle de terrain en vignoble. On se remit aux cultures maraîchères, aux arbres fruitiers, aux melons et à la pastèque que les Espagnols connaissaient bien. Et puis vint l’olivier. Les oliviers sauvages abondaient, peut-être que l’autre viendrait bien aussi. Les essais furent bien timides, on avait déjà été déçu deux fois et l’olivier met longtemps avant de produire. Deux hommes en furent les apôtres. D’abord M. Glaize qui, sur les terres de ce que les anciens ont connu sous le nom de ferme Deloupy et les jeunes sous le nom de ferme Montoya-Rey, planta le premier de nombreux oliviers. Ensuite, M. Servies, un charron que les Deveze et les Belon, ses parents, avaient attiré au Sig. Ce M. Servies avait une locomobile veuve de sa batteuse disparue dans un incendie. Il eut l’idée, faute de pouvoir remplacer la batteuse, de monter un petit moulin à huile qu’il actionnerait avec sa locomobile. Ce fut la première huilerie du Sig, elle était installée boulevard du Nord. Disons tout de suite que ce M. Servies eut un fils, Julien, né au Sig, qui fut un des tout premiers aviateurs de France, certainement le premier pilote de l’armée française. Pour marcher, cette huilerie avait besoin de matière première et, pour l’avoir, M. Servies incitait les colons à planter des oliviers.
Entre-temps, une grave épidémie de choléra ravagea la région. Ce n’était pas, hélas la première et tout l’avenir de la région était remis en cause. La paroisse était alors desservie par un curé natif du Puy-en-Velay où Notre-Dame est reine, l’abbé Victor-Félix Bertrand. C’est lui qui fit construire l’église qui sera livrée au culte le 1er novembre 1860. Et à Alger arrivait, promu Gouverneur général, le maréchal Pélissier, qui venait de s’illustrer à Sébastopol, celui-là même qui avait fait ériger la chapelle de Santa Cruz, dix ans plus tôt. Sur les instances de l’abbé Bertrand qui, en bon ponot, faisait toute confiance à la Vierge, le Maréchal, touché par le miracle d’Oran, fit construire la chapelle. La Supérieure des Trinitaires, installées au Sig depuis deux ans, choisit le mamelon et, en mars 1862, la chapelle terminée fut dédiée à Marie, Notre-Dame du Bon Remède. On en fêta le centenaire le jour ou le général Salan était pris, à. Alger. Notre-Dame du Bon Remède, qu’on allait abandonner, ne pouvait pas, Elle, abandonner celui qui défendait la présence française et chrétienne en terre algérienne. Qui Vous Savez n’eut pas la satisfaction qu’il attendait de son Tribunal…
Cependant, Saint-Denis du Sig n’est toujours pas commune de plein exercice. Le bureau militaire a disparu. Sous le nom de commissaire civil, un fonctionnaire ayant des attributions administratives, dévolues aux maires, et des fonctions judiciaires est installé au Sig. Déjà un hôpital recueille les malades pauvres et un jeune médecin arrive de France qui ne mourra qu’en 1902 alors qu’il est maire depuis de nombreuses années, le docteur Turot. C’est le 22 septembre 1870 que Saint—Denis du Sig deviendra une commune de plein exercice. Qui fut le premier maire élu ? Mes souvenirs sont imprécis sur ce point. Est-ce M. Deveze ou M. Martin ? Je ne sais plus. Ce que je sais, par contre, c’est qu’il n’y avait pas de mairie et qu’après moult discussions avec la préfecture, qui trouvait le projet trop ambitieux, une magnifique mairie s’éleva face à l’église. Son architecte était un jeune ingénieur de l’École Centrale qui avait abandonné sa situation et la France pour une histoire d’amour. Il s’appelait de Maupassant, c’était le propre cousin de Guy, de Bel Ami et de la Maison Tellier. Je l’ai bien connu alors qu’il était devenu un beau vieillard à barbe blanche que j’allais saluer presque chaque matin, sur la place de l’église, au sortir de l’école.
Les olivettes, les arbres fruitiers, les orangeraies, les jardins autour de la ville et les "melonars" indiquaient la voie à suivre pour atteindre à la prospérité. Mais il fallait de l’eau, encore plus d’eau. Le barrage du Touakes ne pouvait suffire. Il fallait en construire un autre. C’est ce que l’on fit en 1882 au lieudit les Cheurfas. C’est la grande espérance. On pourra agrandir le périmètre irrigable. Les années 1883 et 84 sont des années de sécheresse. Dès décembre 84 les pluies torrentielles emplissent le barrage. Et en janvier 85, sans que rien ne laissât prévoir la catastrophe, le barrage céda sous la pression de l’eau. Une masse énorme d’eau, roulant à une vitesse folle, vint heurter le barrage du Touakes, arracha la digue et se répandit dans toute la région, dévastant tout sur son passage. On se remit au travail. A-t-on assez chanté, dans les discours officiels et dans la presse, le courage et l’opiniâtreté des " fils de ceux qui, malgré fièvres, moustiques, indigènes et graves déconvenues, avaient asséché les marais et mis en culture des milliers d’hectares ". Le barrage fut reconstruit au Cheurfa, un second fut élevé sur l’oued Sarno cinquante ans plus tard. Le nombre des oliviers, qui était de 40.000, pour moins de 400 hectares, au moment de la rupture du barrage, avait dépassé 250.000, pour plus de 2.000 hectares complantés, à la veille de notre départ. Une vingtaine d’huileries et confiseries d’olives trituraient annuellement 200.000 quintaux d’olives pour l’exportation (l’Amérique était une excellente cliente).
En décembre 85, un grand drame secoua le Sig. J’en ai beaucoup entendu parler, moins par mon père que par les vieux du village. Mon grand-père et son commis, Walter, furent assassinés, un de mes oncles grièvement blessé de plusieurs coups de couteau au ventre. Dans la lutte, un autre de mes oncles avait tué un des agresseurs d’un coup de pelle plate sur le crâne. Les complices s’enfuirent abandonnant les ânes qui devaient porter le butin, mais ils furent très vite arrêtés. En effet les ânes, chargés de pierre par des gendarmes perspicaces, reprirent la route du douar et ne s’arrêtèrent que devant les kheimas de leurs maîtres. Les charges étaient écrasantes, les aveux furent complets. M. D’Alger, comme bien souvent dans ce genre d’affaire, apparut au dernier acte. Mais quel atroce dernier acte ! A l’époque, au printemps 87, la guillotine n’était pas dressée à même le sol mais sur un échafaud. Cela répondait au dogme de l’exemplarité : le public voyait mieux. L’exécution eut lieu sur la petite place du Marché, à quelques mètres de la maison du crime. Mon père, bien entendu, avait tenu à assister à l’exécution des assassins de son père. Il était là, au premier rang. Que se passa-t-il ? Je n’en sais rien, mais la guillotine fonctionnait mal, et si le premier monté sur l’échafaud fut rapidement envoyé ad patres, ce fut plus long pour le deuxième et le troisième, pour le dernier ce fut. une boucherie. On dut emporter mon père qui s’était évanoui. Je crois bien que, depuis, on n’a plus dressé la guillotine sur un échafaud. D’autres causes criminelles ont émaillé l’histoire du Sig à la fin du siècle dernier. Celle-ci d’abord, antérieure à l’assassinat de mon grand-père : Une contestation à propos de terrains sis au douar Alaïmia avait amené l’intervention d’un magistrat. Une femme était intéressée dans cette affaire et sa comparution jugée indispensable. Elle arriva voilée au milieu de tous les plaideurs. Le magistrat, qui arrivait de France et ignorait tout des moeurs indigènes, tint à ce qu’elle se dévoilât malgré les protestations de l’intéressée, du mari et des membres de la famille. La femme dut céder et le magistrat fut rassuré… c’était bien la femme intéressée à l’affaire. Le lendemain, le magistrat reçut un couffin soigneusement ficelé de la part des habitants du douar Maïmia. Le couffin contenait la tête ensanglantée de la femme qu’il avait forcée à se dévoiler en public.
Puis il y eut l’affaire Bouzian, le sinistre Bouzian qui, avec sa clique, rançonnait, pillait, tuait. Son crime le plus atroce fut le massacre d’une famille de gitans, sur la route du petit barrage : trois femmes et une gosse de 10 ans violées avant d’être égorgées, le père le crâne éclaté par une décharge de chevrotine à bout portant. Seul le fils, d’une dizaine d’années, fut retrouvé grelottant de froid et de peur caché sous un baquet. Vers 1925, ce gosse, devenu presque un vieillard, était toujours au Sig. Une autre fois Bouzian se présenta, à la tombée de la nuit, chez un colon qui allait se mettre à table. Tandis que ses complices tenaient en joue toute la famille, il allait vers une petite bibliothèque en disant, goguenard : " C’est pas pour mangi qu’je viens, rien que je charche un livre pour qu’j’apprends ". Et il repartit n’emportant qu’un gros livre… dans lequel le colon avait dissimulé une forte somme d’argent. Et à plus d’un kilomètre de la ferme geignait, attaché à un arbre et la plante des pieds brûlée, le fidèle serviteur indigène. Bref, Bouzian terrorisait la région, on le voyait partout, un jour près de Sidi-Ali-Chérif, le lendemain à l’Ougasse. Et un jour, à la fête de Sidi-bou-Hadjemi, Bouzian et ses acolytes dégustaient le méchoui quand, brusquement assaillis, ils se virent ligotés et livrés aux gendarmes. Le jury fut impitoyable. Le XIXe siècle allait mourir quand Bouzian, après sept de ses complices, passa à la guillotine dressée, cette fois, à même le sol, toujours sur la petite place du Marché. Et puis il y eut, vers 1910, l’assassinat de M. Isabelle, un agent de l’Enregistrement, depuis quelques jours au Sig en remplacement du receveur titulaire, M. Plat, en congé. Le vol était le mobile du crime. De nombreux suspects furent arrêtés. Celui qui eut certainement le plus à souffrir des investigations policières fut Emilio la Blanca. Mais il y eut des non-lieux et l’affaire fut classée. A cette époque vivait, dans une cabane à la sortie du Sig, sur la route de Perrégaux, un pauvre charbonnier venu d’Espagne depuis peu. Ne réussissant pas à sortir de sa misère, ce charbonnier repartit dans son pays. Une vingtaine d’années plus tard, la nouvelle arriva : notre charbonnier, devenu une sorte de M. Madeleine dans son village, avait tenu, sur son lit de mort, à confesser son crime et à demander que la Justice Française en fût informée "pour le cas ou des innocents auraient été condamnés". Le mystère Isabelle était éclairci.
* * *
Nous voilà donc au début du siècle. Après MM. Devèze et Martin, les maires furent M. Deloupy, le petit-fils de M. Glaise dont il a hérité la propriété qu’il met magnifiquement en valeur, le docteur Turot jusqu’à sa mort, en 1902, M. Blondelle qu’une vilaine affaire fait rapidement disparaître, M. Louis Lamur pendant quelques mois et M. Henry Descours.
Fils de richissimes industriels de Lyon, Henry Descours eut une jeunesse très orageuse. Il arrive au Sig déjà assagi mais encore nanti d’un séquestre qui ne sera levé qu’à la mort de son père. Il transforme le Krouf, petit cadeau de famille, en un magnifique domaine, sous la direction d’un gérant compétent et énergique, M. Eliodore Fortésa. Il a du temps, de la culture, de l’argent, de quoi faire un maire idéal. Les Sigois lui offrent l’écharpe sur un plateau. Il rechigne d’abord à accepter, mais il se laisse convaincre et ce nouveau venu au Sig fut élu triomphalement avec comme premier adjoint M. Pierre Brotons et deuxième adjoint mon père. Ce fut un maire excellent et aimé. Tous les matins, vers 9 heures, on entendait le clair et joyeux tintement d’une cloche d’argent. C’était M. Descours qui arrivait du Krouf dans son coupé conduit par l’impeccable Embareck, en livrée, tenant haut les guides de deux magnifiques anglo-normands. C’était un spectacle, un beau spectacle. Maire, conseiller général, délégué financier, président du Conseil supérieur de l’Algérie, Henry Descours, arrivé au Sig avec un interdit familial, devint une des plus importantes personnalités de l’Algérie. C’est juste à la veille de 14 qu’il a marqué la commune de son empreinte. Les accords avec la Sté Peyvel permirent au Sig d’avoir l’électricité presque en même temps qu’Alger et Oran et avant tous les autres centres ; les rues furent macadamisées et bordées par des trottoirs ; les vieux et chétifs palmiers qui ornaient nos places remplacés par des ficus moins pittoresques mais plus ombreux (comme ils étaient bons les margaillons que j’ai mangés alors !), le jardin public dessiné à l’anglaise et couvert de fleurs, sans parler de tous ces petits détails qui embellissent et rendent plus confortable une localité : une fontaine Wallace au milieu du jardin public, un immense et magnifique tableau pour décorer l’intérieur de la mairie, les belles vespasiennes qui ornaient les squares Charras, etc. Mais ce qui touchait le plus les Sigois c’était l’éclat des fêtes : les fêtes auxquelles ils ne participaient pas, sinon en petit nombre privilégié, comme les grands bals de la mairie en frac ou robes décolletées jusqu’au bas des reins et les raout du Krouf, mais qui faisaient pendant longtemps l’objet des conversations, pensez donc le Préfet, le Général et même le Sénateur, ce bon M. Saint-Germain, étaient là ; les fêtes publiques qui, par les défilés d’une musique qui, sous la baguette de M. Jacquemard, raflait les premiers prix dans tous les concours, la qualité des courses hippiques, les feux d’artifice dignes d’une capitale attiraient un monde fou. Saint-Denis du Sig était vraiment alors "une perle dans cet écrin magnifique qu’est l’Oranie", comme l’avait reconnu le Gouverneur général de l’époque.
Le Sig est alors en pleine transmutation. Des familles françaises plus ou moins enrichies quittent le village et il se forme une nouvelle bourgeoisie issue de ces familles espagnoles qui étaient arrivées cinquante ou soixante ans plus tôt, tout leur avoir sur le dos (les escargots, qui s’opposaient aux gavatchos en passant par les mistos de mon espèce). On retiendra le nom de quelques familles remarquables par la probité, le courageux travail, l’esprit d’initiative. Je revois tous ces chefs de famille, noueux comme de vieux chênes dont ils avaient eu la résistance, terminant leur longue existence au milieu du respect et de la sympathie de tous le vieux père Torrès qui, aidé de ses deux cannes, venait tous les soirs acheter son tabac chez notre voisin Huertas et faire un brin de causette avec ma grand-mère, le temps de reprendre ses forces. "C’est ton fiancé ?" demandions-nous à grand-mère qui riait bien ; le père Riera dont un fils, revenu de la guerre capitaine d’artillerie, sera maire de Mokta-Douz, un petit-fils maire du Sig et un arrière-petit-fils adjoint au maire ; Gabriel Martinez (Rotch el Sangre) toujours très distingué en dépit de son grand âge ; d’autres encore, les vieux Salas, Verdu (el tio Verdouc), les Sevilla, dont un des frères, Pépé, n’hésita pas, proche de la cinquantaine, à s’engager pour la durée de la guerre, le père Fernandez (el merguizo) qui restera toujours jeune et solide comme un roc, Selles, Thomas Lopez, Mazanet, Santa Maria… j’en oublie. Il faut ajouter une famille juive que tout le monde aimait et respectait, celle de Semtob et Clarisse Lévy. La jeune génération en parlait encore, sans l’avoir connue, avec beaucoup de vénération. Et comment oublier ceux qui préparèrent les hommes de 14. Depuis bien longtemps, M. Mazel assurait la direction de l’école des garçons à laquelle il laissa son nom. Parmi les instituteurs, Il y en eut deux qui firent la classe à des générations de Sigois, MM. Fournier et Ghouti. En octobre 1910 arriva au Sig un jeune maître, M. Clément, que "j’eus" pendant trois ans. Il quitta le Sig pour le front à la déclaration de la guerre et mourut glorieusement quelques mois plus tard. Je lui ai gardé un souvenir plein de ma tendresse d’enfant. Il faut citer aussi deux maîtres ouvriers, MM. Befan et Troie, qui étaient déjà bien vieux quand j’entrai à l’école et qui, pendant un quart de siècle, donnèrent le goût du travail bien fait aux futurs artisans. Le Sig prospérait toujours et, grâce aux relations et à la bourse de M. Descours, était devenu le centre de manifestations de toutes sortes courses cyclistes où Albert Soria commençait à se distinguer, meeting d’aviation avec Vedrines, visites par des délégations du domaine Deloupy devenu ferme modèle, concours de toutes sortes qui, après si longtemps, me remettent un nom en mémoire Pauet Ripoll ; c’était le fiancé de la chère Sencion de mon enfance. Il venait de gagner pour la deuxième ou troisième fois le concours des labours et c’est moi que, dans sa joie, Sencion prit dans ses bras et couvrit de baisers. Ça ne peut pas s’oublier.
Et la guerre éclata. Le Sig se vida de toute sa jeunesse masculine. Le deuxième adjoint était alors M. Martin, un retraité militaire originaire de Thann. Le matin, vers 8 heures, des tas de vieux messieurs se tenaient devant le magasin Huertas, notre voisin, dans l’attente de "L’Écho" qui apportait les derniers communiqués. Les Français entrent en Alsace… ça y est, Thann est repris… Je revois M. Martin entrant chez moi et se laissant tomber sur une chaise. La joie l’étouffait. Le calme revenu, il s’en alla. Il habitait derrière la mairie, la maison Juan Cano. Peut-être était-ce trop loin pour lui ce jour là. Il arriva juste pour mourir. Des morts, il devait y en avoir bien d’autres pendant plus de quatre ans. Le premier fut Pépico Pareja, ouvrier agricole de la ferme "L’Union", tué sur la frontière belge. Saint-Denis du Sig, comme le reste de l’Algérie, donna sa large part de sang à la France. On ne nous aima pas davantage pour autant… Vint la Victoire, l’après-guerre, la fin de mon adolescence et la dernière période, celle que tout le monde connaît.
En 1924, M. Descours, vieilli, les yeux très fatigué (il mourra complètement aveugle), abandonna la mairie. Louis Lamur redevint maire, mais ne garda pas longtemps son écharpe, il disparut tragiquement. Le docteur Bernère lui succéda. Il était arrivé avant la guerre comme interne de l’hôpital. Sa thèse passée, il se maria et s’installa au Sig. Il était bon jusqu’à la faiblesse, certains en abusaient, d’autres le lui reprochaient. En 1936, alors que j’étais dans les meilleurs termes avec lui, je le resterai d’ailleurs, je me présentai contre lui au Conseil général. Drôle de campagne électorale. Mes parents avaient quitté le Sig depuis peu. Je logeais à l’hôtel Salvador et, invité un peu partout, je prenais souvent mes repas chez mes adversaires où je retrouvais parfois le docteur Bernère. Je fus battu et nous restâmes d’excellents amis. C’était la générosité même. Il mourut pendant la guerre, la seconde, bien entendu, et fut remplacé par François Riéra, un juriste énergique qui n’eut pas le temps de donner sa mesure. Avec la victoire vint l’épuration. Riéra avait dû avoir des relations avec les troupes allemandes qui défilaient, fifres en tète, dans les rues du Sig . Personne d’ailleurs ne s’en était aperçu, mais en haut lieu on devait le savoir. Il abandonna la mairie écoeuré et ne tarda pas à mourir.
Un autre notaire, mais celui-là en exercice, Me Barland, lui succéda. Il m’est difficile de dire tout le bien que je pense de lui, il risque de me lire. Il faut tout de même mettre à son actif le règlement du problème de l’eau, vieux problème angoissant que M. Descours lui-même n’était pas arrivé à résoudre. De l’eau, il y en avait beaucoup, au Sig, mais une eau saumâtre, imbuvable, comme spécialement réservée aux cultures. L’eau potable venait de petites sources, bien souvent en très faible quantité, surtout l’été, et était distribuée par des bornes-fontaines derrière lesquelles s’étiraient et se querellaient des files de femmes portant seaux et jarres. Bref, avec le concours de mon très cher ami d’enfance Antoine Torrès, ingénieur subdivisionnaire des services de l’Hydraulique, de nouvelles sources furent captées, des stations de pompages installées, de nouvelles canalisations posées. De moins de 100 m3, tombant parfois à moins de 50 m3, le débit de l’eau potable s’éleva à 1.000 m3. Le Sig était sauvé.
Dérision... Vous savez la suite et le reste
Marcel BELLIER